vendredi 7 mai 2021

Effacer la Palestine pour construire Israël Transformation du paysage et enracinement des identités nationales

 La guerre entre Israéliens et Palestiniens peut être définie comme territoriale, chacun revendiquant la même terre comme sienne. Pourtant ce conflit est, surtout, un formidable affrontement idéologique qui mobilise, non seulement deux récits nationalistes opposés et exclusifs mais également des disciplines aussi diverses que l’histoire, l’archéologie, la géographie, la cartographie ou encore l’écologie, qui furent mises au service de la construction de la mémoire et de l’identité collectives des deux peuples.




L’idée selon laquelle l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs est un lieu commun. Néanmoins, la même chose pourrait être dite des disciplines mentionnées ci-dessus. Dès lors, il ne s’agit plus simplement de deux « versions » dont l’une serait mieux diffusée ou plus puissante que l’autre, mais bien d’un travail minutieux, pluridisciplinaire et concerté, qui modifie la réalité pour fonder le projet sioniste et effacer toute trace, dans l’espace et dans le temps, de la présence palestinienne.

L’anthropologie a en effet montré que l’espace, loin d’être un contenant inerte de la vie sociale, est façonné par les sociétés de manière à signifier leurs valeurs et à donner corps à leur identité et à leur mémoire historique [Feld et Basso eds. 1996]. Dans cette optique, il apparaît comme un excellent moyen de transmettre ces objets symboliques de façon « immédiate », dans la mesure où ces derniers s’imposent comme « naturels », et donc comme autant de « vérités » indéniables. Ainsi, loin d’être un simple environnement brut, l’espace est, selon les termes de Margaret C. Rodman [2003 : 205], le produit de constructions politisées, culturellement relatives, historiquement spécifiques, locales et multiples.

 Sans autre précision, ce terme renvoie à la Palestine historique.

Si ce processus est le fait de toute société, c’est particulièrement le cas de la Palestine2 en raison de la rapidité et de l’intensité des modifications qu’elle a connues ainsi que de la concertation de différents agents, étatiques ou privés, qui ont conduit à l’effacement de l’espace de signification palestinien au profit de la mise en place de l’espace sioniste. Le paysage israélien peut donc se lire comme l’aboutissement ou, pour le moins, l’expression d’idéologies qui se sont traduites par des pratiques d’aménagement du territoire dans le but de matérialiser les récits historiques et les valeurs du nouvel État hébreu. La victoire militaire israélienne, en 1948, s’est accompagnée du triomphe d’une représentation de la terre et de la nation, qui s’est immédiatement inscrite dans le paysage au point de le modifier radicalement, en quelques années seulement, afin qu’il corresponde à cette vision de la réalité et, par conséquent, la corrobore. Seules quelques traces matérielles dans l’actuel Israël et, surtout, la mémoire palestinienne contrecarrent la victoire éclatante du récit sioniste et son inscription territoriale.

Or, malgré le début du processus d’Oslo qui aurait dû aboutir à la création d’un État palestinien sur une partie au moins des territoires occupés par Israël en 1967, cet effacement du paysage palestinien se poursuit, que ce soit en Israël ou dans les Territoires occupés, par des confiscations ou des destructions méthodiques de parcelles et de bâtiments, sous couvert de mesures sécuritaires ou pour la création de colonies de peuplement. Aussi, la prise en compte de cette confrontation symbolique et de sa traduction dans l’espace permet de porter un autre regard sur le conflit contemporain et sur l’échec des négociations pour la paix.

Je m’intéresserai ici au paysage non pas comme contexte naturel mais comme ethnoscape [Appadurai 1991], à savoir comme construction sociale et politique produite par – et qui vise à produire – une culture et une identité nationales. Une telle approche met l’accent sur la terre moins en tant que territoire revendiqué par deux nations qu’en tant qu’élément symbolique central dans les constructions identitaires et dans la mémoire des Palestiniens et des Israéliens. En optant pour une perspective historique, je souhaite mettre au jour à la fois les rapports de pouvoir et les instruments qui ont servi la matérialisation dans l’espace de ces représentations.

À cet égard, je reviendrai rapidement sur les représentations occidentales chrétiennes de la Palestine comme Terre sainte, représentations qui ont facilité l’inscription du discours sioniste dans l’espace. J’aborderai ensuite différentes initiatives (scientifiques, politiques, privées) grâce auxquelles Israël a pu façonner un paysage totalement nouveau en fonction de ses mythes. Je proposerai enfin un éclairage sur les stratégies palestiniennes pour résister à cet état de fait et se réinscrire dans l’histoire à travers les récits de la mémoire qui font revivre un paysage désormais recouvert par le paysage sioniste. L’arbre, symbole de l’enracinement d’un peuple dans sa terre, sera au centre des représentations et des politiques des 

De la Terre sainte à la Terre promise

8Selon W.J.T. Mitchell [1999 : 248], la Terre sainte est le plus grand mirage collectif de paysage que l’imagination humaine ait produit. De ce mirage les sionistes ont fait une réalité : l’État d’Israël comme incarnation territoriale de la Terre promise.

3 À propos des représentations et des pratiques occidentales ainsi que des enjeux de pouvoir entre le (...)

9La force des représentations chrétiennes a orienté le regard sur la Palestine et ses habitants. Si la définition de cet espace géographique comme Terre sainte a une longue histoire, il s’agit essentiellement, comme le rappelle Keith W. Whitelam [1996], de celle de l’Occident chrétien et d’Israël. L’histoire des habitants de cette terre et les traces matérielles qu’ils ont laissées n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles s’insèrent dans le discours biblique, ce qui a conduit, au xixe siècle, à nier l’existence des Palestiniens3.

10Edward Robinson, en particulier, a fortement contribué à reconstruire ce qu’il considérait comme « l’authentique paysage historique de la Palestine » [Silberman 2001 : 103]. Ce chercheur américain a « identifié », dans la première moitié du xixe siècle, des dizaines de sites bibliques qu’il a recensés en utilisant des « preuves » empiriques (contrairement aux méthodes religieuses d’identification des sites) à partir desquelles on en est venu à redessiner la géographie de la Terre sainte au moyen d’une étude fondée sur « l’histoire positive ».C’est à partir de son travail que l’on a superposé la carte de l’ancienne Palestine à celle du présent afin de mieux en découvrir les trésors cachés. Partant, on a posé les bases d’une nouvelle entreprise à la fois académique, religieuse et politique : l’archéologie biblique. Cette discipline, notamment sous l’égide du Palestine Exploration Fund créé en 1865 à Londres, a formé de nombreux chercheurs de diverses nationalités.

 Étudiant les images circulant sur la Palestine entre la fin du xixe siècle et 1948, A. Moors [2001] (...)

12Dans cette optique, les paysages de Palestine sont considérés comme les représentations vivantes et atemporelles des paysages décrits dans la Bible. Les habitants et leur vie quotidienne sont perçus et mis en scène dans l’imaginaire scientifique, artistique et populaire, comme autant d’allégories bibliques4. Une telle approche a eu pour résultat, d’une part, d’identifier des villages à des sites bibliques jusque-là non localisés et, d’autre part, d’étudier le mode de vie des comportements palestiniens afin de comprendre la fonction des objets archéologiques découverts dans les fouilles. Ainsi la culture paysanne palestinienne paraît-elle figée : elle n’éveille l’intérêt des chercheurs qu’en tant que « fossile » de la culture décrite dans la Bible.

 Au sujet du biais biblique en histoire, voir K.W. Whitelam [1996] ; pour l’archéologie, voir N. Abu (...)

13Cette conception a eu un impact sur la qualité des productions historiques et archéologiques, lesquelles ont souffert d’un biais biblique et orientaliste5. Mais ce sont surtout les implications politiques et sociales de cette représentation occidentale qui agiront ultérieurement contre les Palestiniens, puisque en découle « une dichotomie centrale dans le paysage physique du territoire d’Israël entre le passé et le présent, le primitif et le moderne, l’Arabe et le Juif » [Silberman 2001 : 107].

Cette représentation a ouvert la voie à l’acceptation, puis à la concrétisation, du projet sioniste car, de la Terre sainte à la Terre promise à Israël, il n’y avait qu’un pas à franchir dans la mesure où le discours biblique était le point de convergence entre les considérations historiques ou archéologiques des Européens et celles du mouvement sioniste. Ainsi, sur le plan scientifique comme sur le plan politique, la recevabilité de l’image d’une « terre sans peuple pour un peuple sans terre » relève directement des recherches qui construisent un passé biblique ignorant totalement, à différentes époques, l’existence et le rôle des populations indigènes et, en particulier, ceux des Palestiniens contemporains.

Dès le tournant du xxe siècle, avec les premières vagues d’immigration juive et le développement du mouvement sioniste, les représentations de la Palestine évoluent dans un double sens.

D’une part, l’imaginaire biblique reste très présent, toujours bien sûr pour les chrétiens occidentaux mais également pour les juifs. Les paysages orientaux, pour ne pas dire orientalistes, sont les modèles les plus appréciés des peintres juifs des années vingt. Sur leurs toiles, ces artistes évoquent des scènes anciennes qui correspondent plus à l’idée du passé biblique qu’à la réalité [Manor 2003]. La force de ces images est de localiser la patrie imaginaire dans un lieu géographique concret.

D’autre part, les rares tableaux de paysages « sionistes » représentent des terres très rationnellement cultivées, ayant perdu tout aspect oriental et qui dénotent l’idéal de la

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